L’habitat menaçant ruine en filigrane : De la restauration des vieilles bâtisses à une véritable réhabilitation des villes anciennes

Publié le par Créer et développer une société au Maroc

 

L'Opinion   

09.06.2012



Comment les évolutions socio-démographiques ont transformé la médina de Rabat

 

Le choc créé par le décès de cinq personnes dernièrement à Casablanca, dont un bébé de six mois et deux enfants de cinq et dix ans, suite à l’effondrement d’une maison dans l’ancienne médina de Casablanaca, a décidé le Ministère de l’Habitat, de l’Urbanisme et de la Politique de la Ville à créer un service dédié spécifiquement à l’habitat menaçant ruine. Plus de 140.000 ménages marocains vivent actuellement sous cette menace, concentrés surtout dans les villes anciennes, comme celles de Fès ou de Casablanca qui compterait 66 bâtisses risquant à tout moment de s’écrouler.


A Rabat, la situation est non moins alarmante, puisque pas moins de 206 emplacements situés dans l’ancienne médina renferment de l’habitat précaire, selon les résultats d’une enquête empirique cités par un expert rbati lors du «Forum Meknès pour la Médina», organisé sur le thème de la «Réhabilitation des Centres Historiques du Maroc, Méthodes d’Approche et Outils de Gestion» au cours du mois dernier. Par habitat précaire situé dans les villes anciennes, il faut entendre «toutes les formes d’habitat non réglementaire que l’on retrouve encore dans certains terrains vagues et à l’intérieur de certaines constructions délabrées (maisons menaçant ruine, fondouks, etc.) construites avec des matériaux de récupération et ne bénéficiant pas du minimum acceptable des conditions d’habitabilité», explique cet expert du sujet. Ce type d’habitat doit être traité et incessamment éradiqué de la Médina, a-t-il ajouté.


La vieille Médina de Rabat a connu et continue de vivre de profondes transformations sociodémographiques et architecturales non maîtrisées qui finissent par la dénaturer. «La moitié seulement des constructions est encore de type traditionnel, plus des deux cinquième des constructions anciennes ont été transformées de manière irréversible», constate cet expert non sans amertume. «Des constructions de type traditionnel ou néo traditionnel ont été transformées en leur faisant définitivement perdre tout caractère originel. Ce phénomène englobe les maisons qui ont été subdivisées en plusieurs logements, rénovées en partie, surélevées, etc. C’est le type de constructions qui referme le plus de problème de promiscuité et de vétusté».


Sur les 3586 unités-constructions comptabilisées sur la base d’un levé topographique élaboré dans la médina de Rabat, y compris les commerces situés en rez-de-chaussée et non intégrés aux habitations, 1652 unités ont des superficies de moins de 100 m2 et 1410 unités, entre 100 et 200 m2. C’est dire que 85,3% des constructions dans l’ancienne médina ont mois de 200 m2. Si l’on fait abstraction des grands équipements, écoles, collège, dispensaires, etc, les grandes maisons dans la médina de Rabat ayant une superficie entre 200m et 1000 m2 atteignent à peine 500 unités, soit 14% environ de l’effectif global. D’autre part, les bâtiments récents frayent quelques fois à la règle en matière de niveau de construction. 11% des unités-constructions de l’ancienne médina sont de trois niveaux, c’est-à-dire R+2. «Le bâti de la Médina devra être préservé à R+1 maximum, pour ne pas dépasser la hauteur des murailles, maintenir l’homogénéité d’ensemble et éviter toute densification supplémentaire qui aggraverait la situation actuelle», préconise l’expert.

 

Stopper l’épidémie de défiguration de la médina de Rabat

 

Ces modifications de l’architecture intérieure des maisons traditionnelles de la vieille médina de Rabat ne sont en fait que le reflet des changements sociodémographiques non moins profonds qui ont affecté la cité ancienne de la capitale. Nombre de grandes demeures, véritables bijoux représentatifs du raffinement architectural d’antan ont été abandonnés et par la suite subdivisées en plusieurs logements indépendants, mais ne disposent pas du minimum requis en matière d’équipements sanitaires et de confort. 


Ces habitations vétustes et menaçant ruine «doivent faire l’objet d’une intervention urgente afin d’éviter aux habitants tout risque d’écroulement et d’accident mortels, d’assainir l’environnement par la désaffection de ces lieux de détritus et de décharge sauvage et surtout d’arrêter la transmission de la dégradation aux maisons voisines, puisqu’il a été prouvé que du fait de la mitoyenneté, une construction dégradée menaçant ruine, affecte au moins la structure de ses voisines», avertit l’expert.


Le problème est que le processus de transformation des maisons de style traditionnel sans respect pour leur cachet original semble être irréversible, à moins de mesures énergiques des pouvoirs publics pour le stopper. «Toutes les ruines et toutes les demeures traditionnelles qui se dégradent ou menacent de s’écrouler font l’objet d’une rénovation et d’une implantation de constructions de type extraverti récent. Le mode organisationnel traditionnel des maisons faisait que toutes les constructions anciennes étaient introverties et organisées autour de patio. Actuellement, seuls 60% environ des constructions sises dans l’ancienne Médina de Rabat respectent encore ce modèle». 


«D’autre part, si près de 80% des unités-constructions sont des maisons d’habitation, ce qui confirme le caractère résidentiel de l’ancienne médina de Rabat, il n’y en a pas moins d’un cinquième des maisons qui contiennent des locaux d’activités commerciales, artisanales, ou de services. Sachant qu’à l’origine les locaux destinés aux activités économiques étaient totalement séparés des bâtiments résidentiels à quelques exceptions près, il ressort clairement l’importance de la mutation du cadre bâti de la médina, qui est devenue irréversible. Cette tendance est à freiner et même à bloquer définitivement si l’on veut sauvegarder, ne serait-ce qu’un tant soit peu, le caractère résidentiel de quelques quartiers dont la fonction d’habitation est encore préservée».


Au vu de cette situation, il serait utopique de croire qu’il serait encore possible de «préconiser un semblant de retour au modèle traditionnel ou s’en inspirant, tout en respectant l’intimité familiale, en adoptant certains éléments architectoniques et en réutilisant certains matériaux et techniques traditionnels», estime l’expert. 


Parmi les causes importantes de la dégradation physique des constructions dans l’ancienne Médina de Rabat, l’expert cite logiquement en premier lieu l’ancienneté, les maisons anciennes étant les plus dégradées. Autre facteur de délabrement, le statut d’occupation, qui montre que les habitants qui ne sont pas propriétaires se soucient peu de l’entretien de leurs logements. Et c’est ce manque d’entretien, justement, qui entraîne l’effritement des structures et des matériaux. Le statut foncier de certaines constructions vétustes pose aussi problème, en particulier les habitations héritées dans l’indivision et les propriétés du Ministère des Habous.


Professionnaliser les activités de réhabilitation

 

Afaf Ellouali, architecte du patrimoine au service des monuments historiques à la Commune Urbaine de Meknès, étale une analyse sévère mais foncièrement optimiste de la situation inquiétante des villes anciennes. «Les centres historiques au Maroc furent pendant très longtemps absents de tout programme visant un développement local intégré et soutenu. Au fait, les actions menées étaient le plus souvent consacrées à des opérations de restauration de monuments auxquels ont affecte rarement une réhabilitation et une fonction adéquate et définie au préalable». 


«Il faut même admettre que c’est spécialement l’inscription par l’UNESCO sur la liste du patrimoine universel de quelques médinas, kasbahs ou sites historiques qui a commencé à donner de l’intérêt à ces tissus urbains spécifiques, entrainant par conséquent des actions de valorisation, qui se sont accrues, surtout au cours de cette dernière décennie. Toutefois, malgré le fait que ces centres historiques, notamment les médinas, sont porteurs d’importants potentiels capables d’insufler une dynamique non négligeable à l’économie locale et nationale, les interventions de la part des acteurs publics restent souvent ponctuelles et génèrent des résultats peu satisfaisants, malgré les efforts déployés et les budgets importants investis». 


«Cette situation nous amène à évoquer certaines causes qui semblent récurrentes et qui peuvent expliquer cet état de choses, notamment si l’on considère la complexité générée par la nature du tissu, la multitude des instances publiques impliquées dans leur gestion, une réglementation inadaptée, un manque de maitrise technique du système constructif des constructions traditionnelles et de la restauration des monuments historiques notamment chez les BET, les entreprises et le personnel administratif de suivi et de contrôle. A cela il faut ajouter la multitude de paramètres qui entrent en jeu, ainsi que les problèmes vécus au quotidien au niveau social, économique, touristique… » 


«Les interventions demeurent donc inachevées, faute plus particulièrement, d’une vision générale, préalablement définie et partagée par l’ensemble des acteurs locaux, visant spécialement le développement économique et social, faute aussi d’outils et de mécanismes de gestion adaptés pour manager tous les détails du processus. C’est pourquoi la gestion de ces tissus nécessite urgemment d’être revue pour évoluer, accompagner les changements et mutations qui s’opèrent, afin de garantir un maximum de chance pour toute mise à niveau envisagée, et répondre aux vrais besoins à la fois de la population, souvent peu intégrée dans les scénarios, ainsi que ceux réclamés par ces entités spatiales spécifiques, lui permettant de devenir un pôle de développement capable de compter parmi les secteurs porteurs de l’économie locale, régionale ou même nationale».


Au cours du forum de Meknès, les intervenants ont en effet tenu à exposer le patrimoine historique en tant que potentiel réel pour un tourisme durable et intégré, qui nécessite juste la mise en place de programmes adaptés aux réalités propres à chaque médina.

 

Vieillissement notable de la population 

 

Elaborer une vision générale passe donc d’abord par une pertinente radioscopie de la situation sociodémographique et économique de chaque ville ancienne. Celle de Rabat est très instructive à cet effet. Il y a plus d’un demi-siècle, la médina de Rabat comptait le quart des habitants de la capitale. En 1994, cette proportion a chuté à 5,3%. Il y a huit ans, elle n’était plus que 4,3%. Le dépeuplement de la veille ville est palpable, dû à un taux de croissance démographique négatif, la décrue était de 1,7% entre 1982 et 1994, de 2,2% de 1994 à 2004, soit une moyenne de 1,9% de 1984 à 2004. Ce phénomène n’est cependant pas propre à la médina de Rabat. Selon les Cahiers du Plan de 2008, la population de 31 villes anciennes étudiées est légèrement plus âgée que la moyenne de la population urbaine du pays. 


«L’étude publiée dans les Cahiers de la Direction de la Statistique (Octobre 1999) a montré que les médinas subissent un processus «d’essoufflement» démographique. La population de souche restée dans l’espace intra-muros, affiche une très faible fécondité qui tranche avec la «vitalité habituelle» des ménages marocains. La médina est devenue un espace plutôt répulsif où réside une population peu féconde et démographiquement plutôt vieille», explique l’expert. Les jeunes de moins de quinze ans représentent 24% de la population habitant dans les villes anciennes du Maroc, un taux inférieur à la moyenne urbaine, qui est de 28%. 


A contrario, les médinas accueillent 11% des personnes âgées de plus de soixante ans, la moyenne urbaine n’étant que de 8%. Il y a huit ans, dans l’ancienne médina de Rabat, il y avait 7188 jeunes âgés de moins de quinze ans, sur un total de 26.477 habitants, soit 27% de la population. L’année dernière, ils n’étaient plus que 4429 sur 20.563 habitants, soit 21% de la population. Alors que la vielle ville accueille désormais 3599 personnes âgées de plus de soixante ans, soit 13,6% de la population, contre 3429 en 2004, soit 12,9%. L’analyse de la composition par âge des habitants de la Médina révèle donc un vieillissement de plus en plus marqué de la population.


«Les raisons de ce vieillissement émanent de l’émigration des jeunes ménages, qui quitte la médina pour des quartiers résidentiels modernes, et la baisse importante de fécondité chez les familles restantes», explique l’expert. Explications parfaitement étayées par les chiffres, puisque, selon les données de la Direction de la Statistique, la taille moyenne des ménages résidant dans la médina de Rabat a reculé de 4,8 individus par ménages en 1982, à 4,3 en 1994, pour littéralement chuter à 3,9 en 2004. Il faudrait toutefois noter que ce Chiffre a toujours été assez inférieur à la moyenne urbaine nationale, qui était de 5,4 en 1982 et de 5,3 en 1994, et à celui de la capitale, 5,2 en 1982 et 4,9 en 1994. L’enquête empirique menée à ce sujet dans la Médina de Rabat, en 2011, a confirmé la continuité de la tendance à la baisse de la taille moyenne des ménages, qui n’est plus que de 3,5 individus par ménages.

 

Dépeuplement continu des anciennes médinas

 

En trente ans, la proportion des ménages de plus de six personnes à dégringolé de 35% à 4%. Par contre, celle des ménages de quatre à cinq personnes a augmenté, passant de 21% à 35%. La part la plus importante revient actuellement aux ménages d’une à trois personnes, qui est de 60%, alors qu’elle n’était que de 43% il y a trois décennies. «Les anciennes familles patriarcales ont laissé la place à des ménages de plus en plus réduits en taille. Cela représente un dysfonctionnement dans la composition familiale de la Médina», estime l’expert. «La Médina est désormais essentiellement habitée par les célibataires et les personnes âgées et n’attire plus les ménages de taille moyenne». En fait, cette tendance est observable à l’échelle nationale, puisque les franges de la population des célibataires, divorcés ou veufs est plus élevée dans le reste du milieu urbain que dans les anciennes médinas.


«Le dépeuplement des médinas a été enclenché dès le milieu du 20ème siècle par l’émigration massive de la population juive, à partir de 1950, suivie par celle des familles de souche vers les autres quartiers plus luxueux, et l’arrivée de la population issue du milieu rural. En 2001, les émigrants ruraux représentaient 33,7% des chefs de ménages dans les anciennes médinas du Maroc. C’est l’apport migratoire qui a permis de modérer ou de retarder le dépeuplement des médinas, soit directement par l’importance des effectifs qu’il y injecte, soit indirectement par le taux élevé de fécondité des femmes issues du milieu rural. Mais là aussi, cet apport s’essouffle et la population accuse un vieillissement de plus en plus marqué».


Le seuil de saturation, c’est dans les années 70 que les anciennes médinas du Maroc l’ont atteint. Suite à quoi, la courbe de croissance démographique a accusé un mouvement de baisse. C’est de taux de dépeuplement qu’il est devenu question, qui était de 0,8% en 1982 avant d’atteindre les 2% en 2004. Après le départ d’une bonne partie des familles de «souche», ce fût le tour des franges d’«émigrés» installés dans les anciennes médinas qui ont pu améliorer leur pouvoir d’achat de suivre le même mouvement.


«La médina de Rabat a dû atteindre son seuil de saturation démographique en 1980 puisqu’elle a enregistré une densité nette moyenne de 600 habitants à l’hectare, densité forte pour la capacité normale de l’espace traditionnel qui ne devrait pas dépasser 350 à 400 habitants/Hectare», souligne l’expert. «Le renouvellement démographique dans la médina ne s’opère plus et cela peut avoir un impact sur sa détérioration physique par le désintérêt que peuvent ressentir les anciens ménages qui n’ont pu aller ailleurs pour améliorer leurs conditions de vie et leur habitat. La médina représente ainsi un lieu de résidence d’une population démographique peu dynamique, un espace dortoir pour sa population active et un espace refuge pour une population âgée importante».


Les nouveaux résidants de l’ancienne médina ne semblent pas porter le même intérêt à la préservation des habitations, puisque peu motivés pour ce faire. «Les maisons habitées par leurs propriétaires ne représentent plus que 30% des constructions. Les locataires occupent plus de la moitié des habitations. Cela est très révélateur de la tendance à l’absence d’entretien».

 

Fédérer et coordonner les efforts de sauvegarde

 

Mais notre expert, aussi outré que déçu qu’il puisse être n’en est pas pour autant à court d’idées pour sauvegarder et réhabiliter l’ancienne médina de Rabat qui lui tient tant à cœur. «Du fait que la tendance en matière d’occupation qui favorise la location, les solutions à préconiser pour limiter la dégradation physique consistent à résoudre le problème des demeures abandonnées ou fermées et de celles qui restent en indivision, par des mesures juridiques. Il doit également être question d’instaurer une procédure pour la réalisation des travaux d’entretien des constructions en mauvais état par les propriétaires ou du moins les usagers, de désaffecter toutes les ruines et d’aménager leurs terrains en placettes. Il faudrait, enfin, trouver avec le département des Habous un modus opérandi pour la revalorisation de leurs biens».


Adoptant une approche plus globale, Afaf Ellouali, préconise une révision urgente du mode de gestion des tissus urbains historiques. «Si l’on s’arrête sur les expériences menées au Maroc pour la réhabilitation de ses centres historiques, on s’apercevra combien elles sont nombreuses et relativement diverses, d’où la nécessité et pour un résultat meilleur, d’évaluer le degré de leur efficacité, d’élargir la concertation et le débat sur la question à tous les professionnels impliqués, l’objectif étant la nécessité d’assoir les bases d’une stratégie qui saurait s’adapter à ces entités urbaines pour aider à leur développement mais surtout, à leur sauvegarde». 


«Il s’avère donc clair qu’il faut d’ores et déjà chercher à fédérer toutes les villes concernées autour d’un projet commun appelé à durer dans le temps, capitaliser les acquis, échanger les expériences dans le cadre d’un réseau élargi, pouvant même intégrer des expériences d’autres pays. Le but c’est de trouver des réponses à des questions qui se posent avec insistance et acuité, plus encore, devenir une force de pression et de concertation, pour amener les décideurs à réajuster leurs politiques et méthodes d’approche et de décision, permettant aux tissus urbains historiques de durer encore dans le temps».

 

Asmaa RHLALOU et Ahmed NAJI







Publié dans Droit Immobilier

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